La Porte

Il y a derrière le cœur une porte. C’est là que je suis né, entre une possibilité et une autre, au seuil de l’ailleurs, à un pas de l’inconnu. Je suis né sans nom mais déjà porteur d’un récit, comme tout le monde, héritier de sables contradictoires et de morts oubliés, comme tant d’autres.

La porte est inachevée comme ma naissance. Je ne l’ai jamais vue, mais j’entends mon souffle qui parfois la fait trembler : je suis le vent trouble qui parfois se fait violent. Il m’arrive de devenir tempête, je sens alors tous mes murs instables. Mais je ne les ai jamais assez fait vaciller que pour m’ouvrir tous mes mondes. La porte tient malgré tout, malgré les coups, malgré le fou que je suis, tristement incapable de la franchir.

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Les Morts ne dorment jamais

Je les ai vus au revers des heures croulantes, celles qui n’énumèrent que des lendemains hésitants. Je les ai vus au creux de la Nuit, quand l’obscurité se fait temple et que le Ciel est assez ample pour embrasser toutes les âmes en peine. Je les ai vus errer vers les terres inconnues, celles où le Soleil ne se lève jamais, et où l’absence est une douce mélodie.

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Fantômes

Cette nuit j’ai croisé mon fantôme au détour d’un rêve. Il était toujours pareil à moi-même : le regard attentif et absent, le cœur ouvert aux ouragans, l’air de sans cesse être sur le départ. Vers où, vers là où il n’ira jamais, sa seule demeure.

Il ne m’a rien dit. Je lui ai répondu par des mots confus, des phrases labyrinthiques dans lesquelles me cacher, moi et ma tempête de regrets, moi et ma honte de l’avoir abandonné un triste dimanche d’hiver là-bas, à Ancona, seul face à la mer déchainée.

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Les Ruines majestueuses

La mélancolie, c’est sans doute le regard désepéré de celui qui se raccroche de toutes ses forces à ce passé qui l’a créé et qu’il voit, avec effroi, s’éloigner à chaque seconde. C’est cette crainte de regarder devant, vers cet inconnu qui avance à pas de géants comme une sentence décidée par quelque jury anonyme. C’est l’horreur de réaliser que, malgré nos plaintes et nos appels à la compassion, nous faisons nous-même partie de ce jury et que, donc, la main qui veut me sauver est la même que celle qui me conduit à la chute.

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Les Rails

L’horizon éloigné le reste. Pas plus tard qu’hier j’ai arpenté les chemins troubles des jours à venir et suis rentré bredouille. Encore et toujours. Les mains vides, pleines de rides que je lis en diagonale. Banal, comme l’idée que la vie serait un voyage. Banale car vraie, vraie car qu’est-ce qu’elle pourrait bien être d’autre : on sait tous d’où on vient et où on va. La seule question est de savoir par quel chemin. Ce dernier, lui, est aussi important aujourd’hui qu’il sera insignifiant demain, à l’heure des comptes.

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Flash

Le flash l’éblouissait toujours, et donc il fermait les yeux sur les photos.

C’est un peu ainsi qu’il avançait dans la vie : les yeux fermés, à tâtons, à l’aveuglette. Un pas peu assuré derrière l’autre. Pour ne plus entendre ses doutes il parlait beaucoup mais disait peu, cachant ce qu’il ne savait pas derrière le peu qu’il pensait savoir.

Avoir raison est plus facile lorsqu’on n’écoute pas les questions.

C’était simple et difficile de se faire passer pour quelqu’un d’autre. Il avançait la tête froide et les mains moites, la voix claire et la gorge nouée.

Il y a toujours des solutions aux problèmes parait-il. Reste à trouver les bonnes. Le danger aurait sans doute été de prendre racine dans cet alter-ego si proche et si étranger. De prendre le large sur un bateau qui n’était pas le sien, de prendre le pli d’une vie qui n’était pas la sienne. De perdre pied, de perdre le cap, de perdre le Nord.

Ayant perdu le fil de ses pensées il regarda autour de lui et ne vit qu’une vie placée là par hasard. Il leva les yeux et revit le rivage noir de ces jours mornes.

La mer le retint de ses bras doux, dans une étreinte au sens flou.

La page blanche

La page blanche n’attendait rien d’autre que quelques mots pour enfin s’accomplir. Elle ne pouvait être qu’éphémère: perdurer aurait été signe d’échec. Elle-même n’y pouvait rien, et ne cessait de crier silencieusement, de réclamer, de supplier d’être caressée, triturée, gravée, pour qu’elle puisse enfin être différente, réelle, existante. Mais les heures passaient, les jours s’enfuyaient, et pas une plume ne l’effleura, pas une syllabe ne la marqua.

Devant tant de refus, elle avait maintes fois perdu espoir. Comment se faire entendre, comment appeler lorsqu’on n’a pas de voix? Comment se faire comprendre lorsque les mots nous échappent? La page blanche ne savait qu’une chose, c’est qu’elle ne pouvait le rester longtemps. Mais qui osera, qui aura le cran de ne pas s’arrêter au néant apparent?

La page blanche l’avait été depuis trop longtemps déjà, et avait vu trop de plumes passer leur chemin, sans savoir que ce qu’elles n’avaient pas vu à ce moment était à jamais perdu. « Imbéciles! », aurait-elle voulu crier. « Lâches! », aurait-elle voulu leur hurler à la face. Ils ne savaient pas ce qu’ils rataient, et elle ne savait pas comment le leur dire.

 Alors, elle se tut à jamais.

Place d’Italie

M marchait dans les couloirs vides de Place d’Italie, tête baissée et main dans les poches, la tête ailleurs et le pas distrait. Au loin on entendait la rumeur des wagons qui allaient se coucher, berçant amoureux et fraudeurs, sans-abris et âmes solitaires.

Solitaire, comme M l’était dans ce couloir anonyme, dans cette vaine urbaine vidée de son sang.

M n’entendait que ses propres pas, avant d’apercevoir l’ombre qui venait dans sa direction. Une femme vêtue de noir, sans expression, sans rien de particulier. L’étrangère marcha vers M, qui avait ralenti pour mieux la voir. Il ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, mais c’était elle, il en était sûr. Qui, il n’en savait rien. M la fixa : l’étrangère le regarda sans surprise, sans animosité, sans émotion, ou presque. Au moment de se croiser, elle sourit imperceptiblement. M lui rendit la pareille.

Ils se dépassèrent et chacun sentit le gouffre entre deux existences aléatoires disparaître le temps d’un souffle, le temps d’une brise, le temps d’un pas. Aucun ne se retourna.  Puis ils se retournèrent au même moment, le temps d’un dernier regard vers une rencontre anachronique. Chacun poursuivit son chemin en se demandant qui était cet autre qu’ils connaissaient sans avoir jamais vu, chacun content de l’avoir retrouvé, ne serait-ce que l’espace d’une correspondance ratée.